Revue Archives
  Volume 40, no 2, 2008-2009, pp.45-59   
Le projet de sauvegarde de la collection Bens Delicatessen. Bien plus que les archives du smoked meat !
François Cartier
Conservateur, Archives et histoire. Musée McCord
Chargé de cours, Université de Montréal et UQÀM
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Table des matières
La fin d'une époque
Un peu d'histoire
Une mémoire à préserver
Le projet de sauvegarde
Le traitement des témoins matériels
Les retombées
Bibliographie


La fin d'une époque haut page

C'était en 2006. Je déambulais dans le centre-ville de Montréal par un beau midi d'été, question de prendre un peu de soleil après une matinée passée à triturer un fonds d'archives. Arrivé sur le boulevard de Maisonneuve, un certain brouhaha quelques coins de rues plus loin attira mon attention. Des gens arpentaient le trottoir avec des pancartes. Une manif ? Pas vraiment, il s'agissait de travailleurs en grève et pas n'importe lesquels ! C'étaient les employés du delicatessen Bens ! Comme plusieurs personnes de ma génération, j'ai connu le restaurant Bens alors qu'il était sur son retour d'âge. On le voyait souvent presque vide, et les commentaires des amis qui allaient y prendre un repas n'étaient pas toujours élogieux. Mais je ne savais pas que les choses allaient si mal ! En regardant ces travailleurs et leurs pancartes à l'effigie de la CSN devant le restaurant (fermé pour la deuxième fois depuis son ouverture en 1908), je ne me doutais pas qu'un an plus tard, je passerais une semaine complète dans le légendaire deli à y rassembler objets et archives historiques !

En fait, je devais me douter que le restaurant n'allait peut-être jamais rouvrir. En décembre de la même année, je m'y suis dirigé, caméra en main, prêt à prendre quelques clichés pour la postérité. Les grandes fenêtres étaient maintenant placardées d'affiches syndicales, mais plus personne ne se trouvait aux alentours, ni dedans, ni dehors. Quelques passants se collaient le nez dans les fenêtres pour constater que le temps s'y était arrêté. Le restaurant avait été abandonné. Je pris mes clichés, dont quelques photographies des affiches du syndicat, fort originales avec leurs portraits des employés « recherchés ».

Une des affiches syndicales
Une des affiches syndicales qui furent apposées sur les vitrines de Bens.

Mes doutes, de même que ceux de plusieurs Montréalais, furent confirmés en décembre 2006 lorsque la famille Kravitz, propriétaire du restaurant depuis sa fondation, annonça sa fermeture définitive. Une entente n'avait pu être établie avec le syndicat.À moins d'un an de son centenaire, le restaurant fondé par un modeste immigrant juif d'Europe de l'Est n'était plus.


Un peu d'histoire haut page

Le fondateur du restaurant, Ben Kravitz (né en 1883), émigre de Lituanie au Canada en 1899. Nous sommes alors dans une période où les Juifs, qui vivent dans de précaires conditions en Europe, commencent à arriver massivement en Amérique du Nord. À Montréal, il épouse une autre immigrante juive originaire d'Odessa, Fanny Schwartz. Après avoir accumulé divers modestes métiers, ils économisent assez d'argent pour ouvrir un petit magasin de bonbons et de tabac en 1908 sur le boulevard Saint-Laurent, la principale artère nord-sud de Montréal et le lieu de résidence de la majorité des immigrants de la métropole. Les ouvriers du quartier du textile, situé non loin, viennent souvent au magasin lors de la pause du midi. Ben Kravitz se met à leur servir des sandwiches à la viande fumée selon une recette familiale1. Bien vite, leur petit commerce laisse sa place à un restaurant. Lors de la crise économique de 1930, Ben Kravitz décide de déménager son restaurant au centre-ville de Montréal pour servir une plus large clientèle. Situé à l'angle des rues Metcalfe et Burnside2, où les loyers sont moins chers que sur la rue Sainte-Catherine, Bens prospère en vendant ses plats à base de viande fumée. Bien que se trouvant en retrait du grand achalandage du centre-ville de Montréal, ce secteur compte l'Hôtel Mont-Royal, un des plus grands de la ville. Bens est aussi au coeur du quartier des bordels, ce qui lui assure une clientèle régulière ! L'essor commercial de l'après-guerre permet ensuite à Bens de prendre de l'expansion et de l'installer en 1950 de l'autre côté de la rue dans un bâtiment tout neuf construit par l'architecte Charles Davis Goodman3. Pendant cinq ans, le restaurant opère des deux côtés de la rue avant que le local du côté nord ne soit exproprié en vue de l'expansion du boulevard de Maisonneuve. Le nouveau bâtiment, sur le côté sud, doit donc être agrandi pour satisfaire aux besoins. Mais la propriétaire du lot adjacent à Bens, dont l'achat est nécessaire à l'agrandissement, refuse de vendre à des Juifs. C'est plutôt un ami de Ben Kravitz qui achète le lot et qui le remet à ce dernier. Comme quoi rien n'est facile, même dans le Nouveau Monde !

1 La viande fumée est du boeuf mariné provenant de la pointe de la poitrine de l'animal. Ben Kravitz ne fut pas le premier à en servir à Montréal, car on recense à Montréal des charcuteries hébraïques qui en vendaient dès 1893. Les origines de la viande fumée dans le vieux monde sont encore disputées, mais les communautés juives fumaient la viande de pointe de boeuf depuis longtemps. Cette partie de l'animal est moins chère parce que plus coriace. Elle demandait donc une longue préparation.
2 L'actuel boulevard de Maisonneuve
3 Charles Davis Goodman est un architecte juif montréalais gradué de McGill. Il est collaborateur de J. Cecil McDougall pour la construction de l'hôpital juif de Montréal. On lui doit aussi l'hôtel Laurentien, l'édifice Pascal et les restaurants Murray's et Ruby Foo's. Voir Anamnèse, Étude patrimoniale, Bens Deli. Montréal, 19 mars 2008.

Ben et Fanny Kravitz ont trois garçons et une fille, Irving, Abraham (Al), Sollie et Gertrude. Bien que ces derniers étudient dans différents domaines, ils sont tous impliqués dans la gestion du restaurant. Après avoir travaillé dix-sept heures par jour durant toutes ces années au restaurant, Ben Kravitz décède en 1956. Pour la première fois depuis son ouverture, Bens ferme quelques heures pour honorer le décès de son fondateur.

Avec l'aide de Fanny, les trois garçons Kravitz prennent la relève et continuent à maintenir Bens dans le cercle des institutions les plus populaires à Montréal. À son apogée, dans les décennies 1950-60, le restaurant accueille plusieurs centaines, sinon milliers, de clients par jour. Cent-dix employés y travaillent alors. Stars du music-hall, chanteurs, vedettes sportives, politiciens (dont Jacques Parizeau, René Lévesque, Pierre Elliot Trudeau), poètes et écrivains y côtoient les clients anonymes, les touristes curieux et les oiseaux de nuit. Car Bens est ouvert la nuit et accueille de nombreux fêtards issus du nightlife montréalais. Leur viande fumée est à ce point légendaire qu'une équipe de ski américaine en route vers les Laurentides se fait livrer à la gare

Bens Kravitz, son épouse et leurs enfants dans le restaurant en 1952
Bens Kravitz, son épouse et leurs enfants dans le restaurant en 1952

de Montréal une grande quantité de sandwiches qu'elle consommera entre deux trains ! (Johnstone 1954, 29)À l'approche du 21e siècle, le climat change graduellement. En 1988, des rumeurs de vente du restaurant ébranlent à la fois les clients et les Kravitz. La société Canderel achète l'ensemble des terrains entourant le restaurant, mais ce dernier demeure intact. Les années 1990 sont marquées par le décès de Irving et Sollie Kravitz, ainsi que par la syndicalisation des employés du restaurant. Al Kravitz meurt en août 2000 et les destinées du restaurant reviennent à Jean Kravitz (née Gossack, veuve de Irving Kravitz), et au fils de cette dernière, Elliot. Étant aux prises avec des coûts d'exploitation grandissants, un bâtiment vieillissant et une clientèle moins nombreuse, la direction de Bens demande à ses employés de se serrer la ceinture. Ceci contribue à miner davantage des relations de travail déjà dégradées. Peu après, pour la deuxième fois de son existence presque centenaire, Bens ferme ses portes lorsque ses travailleurs déclenchent une grève.

Ceci nous ramène donc en juillet 2006 et les 22 employés, soutenus par des représentants syndicaux de la CSN, demandent une modeste hausse de salaire (40 cents) et l'amélioration de leurs conditions de travail. La direction, représentée par Jean et Elliot Kravitz, refuse de négocier. Devant l'impasse, ces derniers décident de fermer le restaurant en décembre de la même année.


Une mémoire à préserver haut page

Bien que fermé, il restait à Bens une âme qu'il fallait sauver de l'oubli. Pendant presque un siècle, des clients de tous horizons s'y donnaient rendez-vous. La réputation du restaurant avait traversé les frontières et pour plusieurs, un passage à Montréal incluait un arrêt obligatoire chez Bens pour y manger de la viande fumée. Montréal, d'ailleurs, demeure pour plusieurs un synonyme de bagels et de smoked meat, un hommage bien mérité aux cultures qui en composent maintenant le tissu social. Un auteur avait noté que « Smoked Meat was (...), and still is, the beef that binds Montreal. » (Brownstein 2006, 14) Bens était l'une de ces institutions montréalaises qui faisaient partie des meubles, qui semblait s'y trouver depuis toujours. L'intérieur de l'établissement dans ses dernières années semblait d'ailleurs indiquer que le temps s'y était arrêté dans les années cinquante : couleurs rétro, murs en formica verdâtre, affiches de sundaes de style « doo-wop », mobilier et couverts devenus « kitch », photographies de célébrités d'un temps passé alignées sur les murs. À ne pas se tromper, Bens carburait sur une gloire qui l'avait maintenant abandonné. Quelques jours après la fermeture, Yves Boisvert de la Presse avait justement écrit « L'endroit était pathétique et un peu mort bien avant sa fermeture (...). Qu'un déli familial se syndique en dit long sur les relations de travail et humaines. » (Boisvert 2006, A-5)À leur crédit, suite à la fermeture, les propriétaires voulaient voir cette gloire d'antan perdurer, si ce n'est sur les tables et dans les assiettes, au moins dans la mémoire collective — et dans une institution patrimoniale. Ce n'était pas que de la business, c'était une affaire de famille : « Les Kravitz, ce sont des restaurateurs de génération en génération. (...) La famille a le coeur brisé de fermer le restaurant. C'est un deuil pour eux. » (Leduc 2006, A-6) Les Kravitz avaient bâti une institution, Montréal leur avait beaucoup donné. Ils voulaient que quelque chose en reste.


Le projet de sauvegarde haut page

Au moment de la fermeture, ils contactèrent le Musée McCord et ce quelque chose à préserver devint vite ma responsabilité. Pourquoi le McCord ? Peut-être parce que nous nous trouvions à deux coins de rue l'un de l'autre. Mais sûrement du fait qu'il y avait des objets en plus des archives à conserver. On retrouve plusieurs musées d'histoire à Montréal, mais peu ont les ressources permettant de gérer une collection de cette nature.

Quelques rencontres eurent lieu dans les premiers mois de 2007 avec Elliot Kravitz, le petit-fils de Ben Kravitz. La pertinence de préserver et mettre en valeur l'histoire de Bens ne faisait aucun doute. Le temps jouait toutefois contre nous. Le terrain occupé par le restaurant était très convoité, et ce, même avant sa fermeture. Un tel espace au centre-ville de Montréal ne peut demeurer vacant très longtemps ! Au moment même où le McCord négociait avec les Kravitz, ces derniers évaluaient les offres d'achat pour le terrain. Une demande pour un permis de démolition allait bientôt être envoyée à la ville de Montréal. Il fallait donc agir rapidement pour éviter que ne soient détruits les témoins matériels et documentaires de l'histoire de Bens.

De plus, il devint vite apparent que l'héritage de Bens ne se retrouvait pas que dans ses objets et ses archives. Une riche histoire orale était liée à ce lieu et aux gens qui le fréquentaient. Monsieur Kravitz nous avait en effet glissé à l'oreille quelques petites histoires hautes en couleur sur Bens, comme cette nuit où des marins nazis débarquèrent au restaurant peu avant la guerre et mirent l'endroit à sac quand les Kravitz leur refusèrent l'entrée. Ce fut un peu leur propre Kristallnacht ! Il y eut aussi la fois où Liberace fit un concert impromptu pour les clients de Bens. De telles histoires abondaient. Voilà donc pourquoi les experts du Musée de la Personne de Montréal furent invités à se joindre aux discussions. Affilié au Centre d'histoire de Montréal, ce Musée encore peu connu « est voué à la collecte d'histoires de vie. Sa mission est de permettre à tous de voir son histoire enregistrée, préservée et diffusée. L'approche du musée favorise la valorisation des individus et des communautés en proposant une réflexion sur l'identité. » (Musée de la Personne de Montréal 2008) Son implication dans notre projet de sauvetage était donc essentielle.

Il a été décidé de mettre sur pied un projet de sauvetage qui inclurait la sélection et l'acquisition d'artéfacts et d'archives par le McCord ainsi que la conduite d'une série d'entrevues dont le but serait de consigner les souvenirs et anecdotes liés à l'histoire du restaurant. Pour la première étape, une période d'une semaine fut jugée suffisante. C'est donc armée d'outils, d'échelles et de bonne volonté qu'une petite équipe conjointe McCord-Musée de la Personne se mit à l'oeuvre au milieu du mois de septembre 2007.

Le désencadrement des photographies du Mur des célébrités
Le désencadrement des photographies du Mur des célébrités

Le but était de conserver les objets et documents qui pourraient le mieux évoquer l'histoire des lieux, car une collecte trop libérale aurait fait déborder les réserves du Musée. Il fallut donc se montrer très sélectif : quelques chaises et tabourets, quelques tables, des ustensiles et de la vaisselle, une vieille horloge, et quelques articles de cuisine, dont des couteaux fort usés qui ont coupé leur lot de viande fumée ! Nous avons à regret abandonné l'idée de préserver un bout de comptoir typique des années cinquante, l'opération se révélant trop difficile. Pas question non plus de conserver les éléments qui auraient permis de reconstruire un quasi-Bens dans une salle d'exposition ! Le temps et les moyens dont nous disposions ne le permettaient pas. Une journée complète fut plutôt consacrée à immortaliser cet intérieur si typique sur pellicule photographique.

Côté archives, le matériel était abondant, à commencer par les dizaines de photographies autographiées de célébrités ornant les murs : Cab Calloway, Micheal Jackson, Ed Sullivan, Mad Dog Vachon, Denis Arcand, et même Iron Maiden ! Ces photographies ont toutefois souffert d'avoir passé des décennies sur les murs. La lumière et l'environnement ambiant ont délavé certaines images ou les signatures à l'encre qui s'y trouvaient. Malgré leur état moins que satisfaisant, elles étaient tellement emblématiques du restaurant que nous nous devions de les préserver. La salle à manger était aussi ornée de nombreuses affiches où figuraient les plats-vedettes de Bens. Comme les photographies du mur des célébrités, elles avaient aussi souffert du passage du temps. Les couleurs avaient perdu de leur franchise, du ruban gommé y était apposé en plusieurs endroits, et disons qu'elles étaient légèrement... graisseuses ! Bien qu'il ne soit pas indispensable pour l'histoire de savoir qu'un « Bens-n-Eggs » coûtait 4,50 $ et comprenait deux oeufs et des tranches de viande fumée, ces affiches étaient malgré tout des éléments permanents du décor de Bens. D'un intérêt plus pictural qu'informationnel, elles conservent un pouvoir évocateur que des boites de liasses de papiers ne pourront remplacer. La plupart des éléments bidimensionnels qui se trouvaient dans la salle à manger de Bens ont donc été conservés.

Une des affiches typiques accrochées aux murs du restaurant
Une des affiches typiques accrochées aux murs du restaurant

Pour notre exercice de sélection archivistique, une tournée complète de l'édifice fut effectuée, du sous-sol au grenier. Ceci nous révéla une grande quantité de documents administratifs de nature surtout financière. Nous nous trouvions devant du matériel archivistique qui servirait probablement un jour à ceux désirant décortiquer les opérations courantes du restaurant. Le problème en était toutefois un de volume : l'ensemble des dossiers des dernières décennies avait été conservé. Tout. Aucune élimination ! Un échantillonnage des dossiers, comme ceux des fournisseurs par exemple, devint donc nécessaire. La famille Kravitz avait aussi conservé toutes les fiches des employés qui ont oeuvré chez Bens. Bien qu'étant sujet à des restrictions à cause des informations nominatives qui s'y trouvent, cet imposant fichier est une source d'information de premier ordre pour les chercheurs en histoire sociale. En dehors de ces documents de gestion, nous avons conservé plusieurs documents d'exploitation comme des menus de différentes époques, des affichettes, des certificats d'appréciation, de même qu'une foule de petits documents racontant une part de l'histoire de Bens.

Une des belles surprises qui nous attendait dans les boites d'archives étaient les plans et la documentation concernant la construction du second édifice du boulevard de Maisonneuve (celui où nous nous trouvions). Après la fermeture de Bens, plusieurs voix se sont élevées afin que le bâtiment, d'inspiration streamline (un dérivé de l'art déco), soit préservé. En tête de liste se trouvait l'organisme Art Déco Montréal qui organisa une manifestation devant le restaurant pour demander sa citation comme bâtiment historique. (Arsenault 2008) Comme nous le verrons plus loin, ces espoirs ne se sont pas matérialisés. De ce bâtiment maintenant disparu, nous avons, grâce aux dessins architecturaux de Charles Davis Goodman, et les nombreuses photographies prises avant la démolition, des témoins tangibles représentant le fameux édifice4.

4 Une étude du potentiel architectural et historique du bâtiment a été commandée à la firme Anamnèse en 2008. La Ville de Montréal a fait ses propres études qui ont conclut que « le bâtiment n'était pas de nature exceptionnelle ». La ville a toutefois demandé au promoteur ayant acquis le terrain que le projet de remplacement — un immeuble de 15 étages — comporte des éléments de commémoration. Voir Jean-Christophe Laurence, « Bens sera démoli », La Presse, 4 juin 2008.

Détail d'un bleu décrivant le lettrage qui serait apposé à l'extérieur de Bens
Détail d'un bleu décrivant le lettrage qui serait apposé à l'extérieur de Bens

Comme c'est souvent le cas lorsqu'il est question d'entreprises familiales, nous avons constaté que la limite entre le fonds Bens et celui de la famille Kravitz était quelque peu floue. À la demande des donateurs, nous avons donc mis de côté plusieurs boites que la famille désirait conserver dans l'immédiat. Il est certain que ces boites doivent contenir de nombreux documents ayant un lien direct avec les opérations de l'entreprise. De plus, même si Bens n'accueille plus de clients dans son restaurant, la compagnie poursuit néanmoins d'autres activités, si bien qu'une partie des archives les plus récentes a été conservée par les donateurs pour des raisons administratives. Comme quoi de telles opérations comportent parfois leur part de compromis ! À tout le moins, les donateurs sont sensibilisés à la valeur d'information de ces documents. Bens est donc, d'une certaine façon, un fonds ouvert. Ceci nous permet donc d'espérer augmenter, par exemple, la couverture chronologique des archives, qui ne commence pour l'instant qu'en 1938.

Deux exemples de documents recueillis chez Bens : Smoked Meat

 

Deux exemples de documents recueillis chez Bens : application
Deux exemples de documents recueillis chez Bens

De leur côté, nos collègues du Musée de la Personne entreprirent d'enregistrer des témoignages qui s'ajouteront aux témoins matériels de l'histoire de Bens. Marc-André Delorme, alors directeur du Musée de la Personne, passa ainsi de nombreuses heures dans le restaurant à recueillir les témoignages d'Elliot Kravitz. L'entrevue pouvait consister à discuter d'un objet particulier, comme une tasse ou un verre ou pouvait aussi se concentrer sur une section du restaurant, comme les cuisines ou le comptoir de service. Cette technique d'entrevues par « zones » dans un lieu donné visait ainsi à assurer une meilleure évocation des souvenirs. Les entrevues se poursuivent encore aujourd'hui et il est prévu de faire témoigner d'anciens employés, et même des clients qui fréquentaient Bens assidûment. Ces entrevues seront éventuellement mises en ligne sur le site web du Musée de la Personne et deviendront accessibles à tous. Une exposition sur Bens sera aussi un excellent moyen de mettre en valeur les souvenirs de ces personnages.

Elliott Kravitz en entrevue avec Marc-André Delorme devant la sortie du restaurant
Elliott Kravitz en entrevue avec Marc-André Delorme devant la sortie du restaurant

Je n'ai fréquenté Bens qu'une fois ou deux dans ma vie. Mes souvenirs du restaurant étaient au mieux que très distants. Même sans cet attachement personnel, je dois néanmoins avouer que plus je prenais connaissance de l'histoire de Bens, plus cette semaine de travail m'apparaissait exceptionnelle. Il y avait une certaine nostalgie qui flottait encore dans l'air de ce restaurant abandonné. Les premiers jours, entourés des photos de célébrités et de toutes ces affiches multicolores sur les murs, assis à ces tables où avaient mangé des milliers de personnes, j'avais presque l'impression d'avoir pénétré dans un temple sacré. L'expression peut sembler forte, mais c'est avec un pincement au coeur que j'ai contribué à démanteler avec mes collègues ce décor légendaire. Il fallait rester attentif, trier, évaluer ; mais on ne pouvait rester insensible dans ce silence, devant les plafonds crevés, la peinture défraîchie, les tables et chaises empilées dans un coin. On s'imaginait le lieu encore vibrant, les clients discutant gaiement, la cuisine en pleine effervescence, les serveurs les bras chargés d'assiettes fumantes. J'étais dans le ventre d'une institution en pleine agonie et je ne pouvais m'empêcher, malgré la besogne à effectuer, de ressentir une certaine tristesse. Au moins, me disais-je, nous faisions la meilleure chose dans les circonstances.


Le traitement des témoins matériels haut page

La partie « sauvetage » de l'opération fut un exercice intense d'une semaine. Il restait maintenant à gérer l'ensemble du matériel sélectionné. À plusieurs égards, la tâche ne fut pas facile. Le McCord détient une expertise dans la gestion des collections et possède dans ses réserves des items similaires à ceux qui furent prélevés chez Bens. Mais c'était la première fois qu'un tel ensemble était acquis en bloc. Qui plus est, cette collection devait être présentée à la Commission canadienne d'examen des exportations de biens culturels (CCEEBC) avant la fin de 2008. Il fallait donc tout inventorier en détail, mesurer les artéfacts et en photographier plusieurs pour étoffer notre dossier pour la CCEEBC. Pour les archives, cela signifiait aussi de devoir procéder à un traitement du fonds. L'équipe du McCord se mit donc à la besogne de digérer cette nouvelle collection, fort heureusement d'ailleurs, car la charge de travail dépassait largement les capacités d'une seule personne, en l'occurrence moi !

Notre responsable de la gestion des collections se mit donc en charge des aspects administratifs, notamment avec la préparation du dossier pour notre comité d'acquisition, la rédaction du contrat de don et le montage du dossier pour la CCEEBC. Notre registraire s'occupa de tout numéroter, de mesurer les objets et de peaufiner la liste préliminaire rédigée lors de la collecte. Du côté des archives, un traitement très préliminaire avait été effectué lors de la semaine passée à collecter les documents. Il fallait maintenant revoir, classer et décrire le tout. L'archiviste qui m'accompagnait lors de la collecte était une contractuelle que nous avions pu garder que le temps de l'opération de sauvetage. Heureusement, une modeste subvention fut obtenue, ce qui nous permit d'engager une archiviste qui passa quelques semaines à traiter le fonds selon les étapes habituelles : examen détaillé des documents, tri, classification5, classement et description. Nous étions alors à l'été 2008, et nous avions un instrument de recherche pour donner accès aux documents, de même qu'un outil de travail pour les évaluateurs qui assigneraient une valeur monétaire à l'ensemble de la collection. Pour ma part, la tâche consista en la rédaction d'une justification pour notre comité d'acquisition, car même une collection spéciale comme celle de Bens devait être soumise à ce comité. Il me fallut aussi rédiger un rapport pour le CCEEBC où je devais, selon leurs exigences, décliner l'importance nationale, régionale et locale de la collection, l'importance des documents pour la recherche, etc. Encore ici, j'obtins l'aide de mes collègues dans ce dossier, notamment la conservatrice aux photographies du Musée qui se chargea de démontrer la valeur des documents iconographiques acquis6 .

5 Outre certains documents financiers et de ressources humaines, aucun ordre initial n'existait lors de l'acquisition.
6 Les photographies comprenaient l'ensemble des images qui se trouvaient sur le mur des célébrités, mais aussi de nombreux clichés qui montraient l'intérieur et l'extérieur du restaurant, de même que les employés et les différents membres de la famille Kravitz.

L'inventaire détaillé des artéfacts « Bens » par les employés du McCord
L'inventaire détaillé des artéfacts « Bens » par les employés du McCord

En marge de ces activités, je réussis à accumuler un très consistant dossier d'information sur Bens. Étant historien, je crois en l'importance d'accumuler le plus d'informations possibles sur les créateurs d'archives acquises par mon institution. Dans le cas de Bens, l'opération fut relativement facile du fait qu'il y avait une couverture assez substantielle de Bens dans les journaux, magazines et sur le Web. À partir de la fermeture du restaurant et jusqu'à l'acquisition du fonds, je gardai aussi les yeux ouverts sur toute mention du dossier Bens dans les médias. Avec les informations recueillies auprès des donateurs et des documents eux-mêmes, ce dossier fut d'une très grande aide lors du traitement des archives et de la rédaction des textes pour le CCEEBC.

D'une même façon, j'ai tenté de me tenir au courant de tout développement futur concernant le sort du défunt restaurant. J'étais surtout préoccupé par le moment de la démolition du bâtiment. N'obtenant que peu d'indices venant de la ville ou même des donateurs, je fis plus d'une visite à Bens pendant l'été et l'automne 2008. En octobre, tout comme les manifestants qui avaient attiré mon attention en 2006, la présence de machinerie dans le stationnement adjacent au restaurant m'indiqua que la fin approchait. Dans les journées qui suivirent, des ouvriers spécialisés « nettoyèrent » l'intérieur du bâtiment en préparation à la grande démolition. Je finis par connaître la date de mise à mort finale auprès d'un des travailleurs sur le chantier. C'est donc caméra à la main que je me rendis au centre-ville, la fin de semaine du 1er novembre 2008, pour immortaliser le moment. Je pensais y voir des nostalgiques, d'anciens amis ou employés du restaurant, voire même les manifestants qui s'étaient opposés à sa démolition. Mais le temps de mon passage, personne ne sembla porter attention aux excavatrices qui s'attaquaient aux entrailles du bâtiment. Le lundi venu, il ne restait plus de Bens qu'un tas de gravier et de métal tordu. Les médias aussi étaient absents. À ma connaissance, à part quelques curieux qui auraient pu saisir une image avec leur cellulaire, personne sauf moi et des collègues du Musée de la Personne n'était venu pour capter le dernier chapitre de la saga Bens. De petits entrefilets dans les journaux soulignèrent la démolition dans les jours qui suivirent.

Les derniers moments de Bens, le 1er novembre 2008
Les derniers moments de Bens, le 1er novembre 2008

Il semblait que le vieux deli était maintenant devenu de l'histoire ancienne. Comme on oublie vite ! Ceci, plus que toute autre chose, me prouvait le bien-fondé de toute l'opération qui avait mené à la préservation de l'histoire matérielle et immatérielle de Bens. Nous avions trimé dur, nos efforts quotidiens avaient été détournés par un projet qui prenait souvent beaucoup de place. Mais il n'est pas impossible qu'une telle expérience puisse se répéter dans un futur prochain. L'expérience acquise avec Bens, en plus d'avoir permis de préserver une partie importante de l'histoire de Montréal, nous servira de modèle quand se présentera le prochain projet de sauvegarde historique !


Les retombées haut page

Il est encore trop tôt pour bien évaluer les retombées de cette acquisition majeure. Les mois qui ont suivi l'intervention du McCord et du Musée de la Personne nous ont montré toutefois qu'il y avait un réel intérêt dans les médias pour toute cette saga (sauf pour la fin, peut-être). Le sauvetage de la collection Bens a déjà fait l'objet d'un reportage au réseau CTV, d'une entrevue à Radio-Canada, de plusieurs mentions dans les journaux et d'un article dans une revue. Le présent article est le dernier de cette lignée et il y a fort à parier que d'autres suivront.

Pour une raison qui m'est inconnue, les médias semblent penser qu'au moment où des archives ou des artéfacts entrent dans un musée, ils sont instantanément mis en exposition. Malgré des explications qui me semblaient claires, les médias ne cessèrent de mentionner qu'une exposition sur Bens était en préparation au McCord ! J'ai même reçu des appels de gens qui voulaient savoir quand l'exposition serait inaugurée ! Comme quoi un tel projet, qui implique une institution bien visible, demande aussi une certaine bienveillance dans la gestion des communications !

Il est certain qu'une exposition présentera les éléments d'une si riche collection. Que ce soit par le biais d'une réflexion sur l'industrie de l'alimentation, sur l'apport des immigrants à notre histoire, ou même d'une exposition exclusivement consacrée à Bens, les photos, les documents, les objets et les témoignages liés à Bens seront bel et bien mis en valeur. Il ne faut pas perdre de vue qu'il ne s'agit pas seulement de l'histoire d'une entreprise que nous avons conservé. Il s'agit d'une histoire hautement humaine qui s'est terminée de façon abrupte et acrimonieuse. Peut-être sera-t-il bon de laisser passer un peu de temps afin que retombe la poussière et que tous y voient plus clairement, incluant l'auteur de ces lignes qui s'est impliqué de près dans les derniers moments de Bens.En attendant, les archives sont accessibles pour ceux qui s'intéressent à l'histoire du restaurant. Les entrevues seront éventuellement accessibles sur Internet. Le travail a été fait. Bens et son quasi-siècle d'histoire sociale et culinaire ne seront pas oubliés.


Bibliographie haut page

ARSENAULT, Roxanne. 25 mai 2008. « Sauvons Ben's ! ». La Presse.

BOISVERT, Yves. 18 décembre 2006. « Ben's était mort depuis longtemps ». La Presse, p. A-5.

BROWSTEIN, Bill. 2006. Schwartz's Hebrew Delicatessen. The Story. Montréal : Vehicule Press.

JOHNSTONE, Ken.15 avril 1954. « Bens Kravitz' conquest of the new world ». Maclean's Magazine.

LEDUC, Louise. 16 décembre 2006. « Ben's : 1908-2006. Le mythique delicatessen ferme ses portes ». La Presse, p. A-6.

MUSÉE DE LA PERSONNE. Site du Musée de la Personne [En ligne]. http://www.museedelapersonne.ca/ (Page consultée en décembre 2008).

  
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